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TNS : « Odile et l’eau », le spectacle d’ Anne Brochet, aligné au cordeau.

par Pascale Harlez

Proposé, écrit et incarné par Anne Brochet, chorégraphié avec Joëlle Bouvier, le spectacle Odile et l’eau est une immersion dans l’univers de la piscine municipale et le for intérieur d’Odile, une naïade de notre monde à la croisée de plusieurs lignes de vie.

photo©Vincent Warin

Qui n’a « jamais vu une femme palmée ? » au théâtre ! 

C’est l’histoire d’Odile et l’eau : la nage, le corps et le coeur dans l’eau, sous l’eau et hors de l’eau. Et aussi : une fréquence cardiaque d’usagère polie dans la piscine municipale mais qui voudrait rencontrer son « Apache » idéal en Californie. Eh spectateurs ! accrochez-vous à l’échelle : c’est l’esprit qui flotte sur l’onde du présent et du passé, à partir du couloir de la maison familiale, ou encore du rêve éveillé de sirène aux limbes de la matrice originelle. 

La réponse d’Anne Brochet aux sceptiques est une collaboration artistique et chorégraphique via son journal de bord de «  piscine publique, un lieu du commun qui me fascine et que je trouve très théâtral. »

Final du spectacle Odile et l’eau – photo©Pascale Harlez

Plongée scénographique dans la belle salle noire Gignoux : une ligne d’eau filmée, une planche verticale et courbe, des plots et plongeoirs, une bouée géante, des accessoires de natation  pour tous les goûts : maillots, lunettes, palmes, « cacahuète » et « frite » … Et soudain  les images en mouvement : miroitements, vagues, houle de haute mer, méduse, bans de poissons,  protozoaires …le déplacement de la vague, l’apparition de la couverture de survie, et l’Odile en gloire. 

Dans le rôle de la naïade : Anne Brochet incarne donc avec une grâce de danseuse Odile, quinquagénaire tonique, « une femme palmée » mais esseulée, (enfants autonomes,  père septuagénaire veuf,  souvenir mélancolique de sa mère décédée,  Nicolas ex-compagnon), mais dont le coeur de Sirène pourrait s’éprendre encore d’un homme, partir en Amérique sans palmes, comme une chercheuse d’homme en or. Elle dira :  « Mon coeur est prêt » ; « Sentir mon coeur battre derrière les côtes de ma persévérance ».

Mobilier de piscine municipale ou portillon californien – photo©Pascale Harlez

C’est assurément un one-woman show aquatique : sans coulisses, l’actrice endosse avec dextérité les costumes de bains ou les robes-cocktail, chausse avec élégance palmes, tongs et escarpins ou queue de poisson, danse avec brio sur le mobilier de bassin et pratique des équilibres posturaux en tous genres, y compris en sirène échouée dans une échelle. Elle passe souplement de la sobriété municipale au glamour de Santa Barbara et au luxe californien. Elle finit en apothéose au plus près du public en Odile auréolée d’un protozoaire solaire filmé en gros plan.  Anne Brochet en gloire, avec un radieux sourire de star ne nous salue pas sans cocasseries ultimes avec sa « cacahuète »  ou sous sa frite jaune. 

« Je voulais être actrice pour qu’on me regarde et qu’on éprouve mes émotions. » dit-elle avec – ou à son ombre magnifique sur planche courbe de projection.

Odile, femme palmée – photo©Vincent Warin

Actrice césarisée, réalisatrice, comédienne de théâtre et romancière, Anne Brochet nage à merveille dans un « seule-en-scène » par elle écrit et incarné au cordeau : «  Mon challenge dès le départ, c’était investir ma personne au plateau, d’avoir un corps précis, net, sans flou ni impro. Un travail au cordeau ». La mission s’accomplit avec son corps de gymnaste hydrodynamique qui transmet une belle gamme de sensations physiques  – jusqu’aux spasmes d’une nageuse prénommée Odile, sous la direction collaborative et artistique de la chorégraphe Joëlle Bouvier.  Le jeu atteint les espaces infinis d’une matrice originelle au milieu des bans de poissons en haute mer et de la multitude des protozoaires qui fascinent l’auteure. Sur ce plan, avec la scénographe Zoé Pautet, une planche courbe représente de manière symbolique une vague ou sert d’écran convexe de projection aux « rayons de soleil en serpentins »  des bassins. Ou bien encore la paroi/vague représente de manière poétique une tranche d’espace, de temps et de vie. Remarquable travail avec ses complices Philippe Berthomé et « ses lumières » et Pierre-Alain Giraud à la vidéo et au son.  Effet miroir  garanti: « la piscine publique, un lieu du commun qui me fascine et que je trouve très théâtral. »

Chaussez vos lunettes de nage : « Etanchéité optimale … mon oeil ! » 

Entre comique et pathétique, le monologue louvoie et ondoie. 

Ici portraits satiriques de la faune municipale : « la vieille dame capitonnée », « un surveillant MAITRE ou un hippocampe », « une otarie », « l’araignée chevelue » et punchlines caustiques aux délicieux accents ingénus : « Elle fait sa raie manta ! », va chercher « une cacahuète aux pieds du beau beau maître ! » Et de conclure sur «  Ce besoin des femmes d’aller vers » un homme qui s’affiche « Maître » ou « Sauveteur » !

Là :  confessions mélancoliques ou nostalgiques d’une Odile forte de son bon rythme cardiaque dans la ligne d’eau mais dont le coeur endeuillé par la mort de sa mère se serre dans le couloir de la maison de son père veuf.  Deux figures tutélaires de la petite fille/sirène en maillot une pièce apparaissent en filigrane ou furtivement (archives photographiques de l’auteure) : le père sur fond de palmier californien et la mère évanescente dans un souvenir ressuscité à Santa Barbara. C’est là le point fort : le mélange des eaux amères de la mélancolie et de la belle eau claire d’un bassin vide et bleuté : « c’est comme une mer/mère qui se repose après avoir tout donné ».

« Je suis une particule de l’immensité éternelle » 

Avec une mélodie en tête, The sounds of silence de Simon & Garfunkel «  Hello darkness my old friend », Odile philosophe à la piscine municipale « On a le même regard perdu dans son monde intérieur », puis professe ses leçons de vie en mode talk show : «  Tu streches to open le spirit ! ».

Lignes d’eau, planche courbe et pédiluve de l’inconscience – photo©Pascale Harlez

Dans le décor de scène, la surface de projection vidéo au sol devient un « pédiluve de l’inconscience » : « Les souvenirs remontent à la surface de la mémoire ». Anne Brochet  glisse entre les lignes une approche mystique qui donne à ce spectacle sa profondeur.  Mais on ne noie pas le spectateur dans des abysses psychanalytiques de l’eau, des rêves et du rapport à la Mèr.e ou aux hommes. Le monologue produit une navigation précise entre soliloques sur un ton badin ou naïf et vérités remuantes sur la vie et la mort. En fond : le mouvant et la houle de la condition humaine, une ligne de fuite dans les fluides oniriques de La petite Sirène et une noyade qui nécessite ponctuellement une couverture de survie. « Je veux freiner le temps qui glisse en colimaçon sur ma peau ».

Illustration©Pierre-Grégoire Wibaux, 6.02.2023

Les appréciations du public fusent : « Sublime » mêlant «  nostalgie et autodérision », calembours  et équivoques facétieuses. C’est un spectacle total dont la profondeur métaphysique affleure :  « Je m’étire pour voir plus loin. » dit la nageuse sublime, nous offrant son « coeur persévérant, … » 

Comme un bateau ivre s’est « baigné dans le Poème De la Mer … »,  nagez maintenant dans ce Poème de L’eau d’Odile.

 (Ndlr) Le texte non édité, même en version plateau, apparaît ici sous forme de citations prises en notes pendant le spectacle. 

Pascale Harlez

Au TNS : 2|10 fév
Salle Gignoux

Production déléguée Théâtre Gérard Philipe − Centre dramatique national de Saint-Denis Production Théâtre National de Strasbourg; MC2: Grenoble − Scène nationale ; Théâtre Gérard Philipe − Centre dramatique national de Saint-DenisAvec la participation artistique du Jeune Théâtre National

Le décor a été réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philipe − Centre dramatique national de Saint-Denis, sous la direction de François Sallé. Spectacle créé le 11 octobre 2022 à la MC2 : Grenoble − Scène nationale

                                                                                                                                                                     Pascale Harlez

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