par Vusala Aliyeva
Le malheur des uns fait le bonheur des autres. La guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis a créé de nouvelles opportunités pour les pays de l’Asie Centrale qui sont bien placés pour profiter de cette réorganisation géopolitique et économique.
Région frontalière de la Chine, mais aussi porte d’accès terrestre aux marchés européens et chinois – dans les deux sens qu’empruntent les « Nouvelles routes chinoises de la soie »-(projet « Belt and Road Initiative » – BRI – lancé par le Président Xi Jiping au Kazhakstan, en novembre 2013).
L’Asie Centrale est en train d’en tirer profit ce qui pourrait conduire rapidement à un nouveau centre de croissance mondiale.
Pékin et Washington dans une épreuve de force
La Chine et les Etats-Unis sont engagés depuis plus d’un an dans un bras de fer commercial qui s’est traduit par l’imposition réciproque de droits de douane punitifs sur plus de 360 milliards de dollars d’échanges annuels.
Selon Emmanuel Dupuy ( photo), le président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) qui nous a accordé une interview exclusive « derrière les mots il y a aussi des actions symboliques qui visent à faire monter les enchères dans le positionnement des deux pays en Asie centrale ». Le 1er août, le président américain, Donald Trump, a annoncé une augmentation des droits de douane de 10 % sur les 300 milliards de dollars d’importations chinoises. En réplique le 23 août, Pékin annonçait à son tour des représailles tarifaires portant sur 75 milliards de dollars de produits américains. En réaction, l’administration américaine décide de porter à 15 % les droits de douane supplémentaires annoncés le 1er août. Escalade !
L’incertitude quant à l’issue de ce conflit pèse désormais sur les investissements des entreprises et le moral des ménages américains. De l’autre côté, une nouvelle escalade des tarifs douaniers risque d’entamer considérablement la croissance économique chinoise, selon le Fonds monétaire international (FMI). Et, au-delà de la Chine, l’économie de la planète, largement soutenue par les échanges commerciaux, va se détériorer, comme l’a souligné à maintes reprises cette institution. Alors que Pékin et Washington semblent déterminés à maintenir leur position dans ce bras de fer, qui en sortira vainqueur ?
Balances commerciales des deux géants et le reste du monde
On aura compris ( vu) que c’est le déséquilibre entre le vert très pâle ( déficit) et le vert très foncé ( profit) qui explique le différend dont l’explication fondamentale est connue ou à trouver..
L’Asie Centrale, le « pivot géographique de l’histoire » ?
L’annonce du projet de Nouvelles Routes de la Soie en novembre 2013 fut d’emblée très fortement ressentie et crainte. D’une part, elle est survenue alors que la Chine connaissait une nouvelle année de baisse de croissance. D’autre part, elle n’a pas échappé aux pays par lesquels passent les tracés de ces nouvelles routes, puisque Xi Jinping s’est exprimé dans la capitale du Kazakhstan, Astana (aujourd’hui Noursoultan). Lancer officiellement un projet d’une telle envergure depuis un autre pays, concerné certes, est fort de sens. Depuis, les contours du projet chinois sont moins flous : 63 pays seront traversés par ces routes, à la fois terrestres et maritimes, à l’horizon 2049 (célébrant symboliquement le 100ème anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine) avec à la clé un investissement de plus de 1000 milliards de dollars. Depuis la chute de l’Union soviétique, petit à petit, le rôle joué par les États d’Asie centrale dans la politique mondiale a pris une nouvelle importance. L’histoire de tous ces États plonge ses racines dans un lointain passé. En 1904, à l’occasion d’un discours prononcé à l’Institut Royal britannique de géographie, le britannique Halford Mackinder fut probablement le premier à attirer l’attention sur l’importance politique de l’Asie centrale. Il a baptisé cette région le « coeur », « pivot géographique de l’histoire » (Heartland).
Turkménistan, Ouzbékistan,Tadjikistan, Kazakhstan et Kirghizistan, l’ensemble de ces républiques, nées entre 1991 et 1992 lors de la dislocation de l’ex-URSS forment ce que l’on peut appeler, l’Asie centrale.
Les pays proches de la Chine
D’après Emmanuel Dupuy, les pays de l’Asie Centrale ne sont pas tous logés à la même enseigne. Celui-ci estime que parmi ces pays, le Kazakhstan, Kirghizistan et le Tadjikistan ont noué naturellement des relations économiques plus fortes que les autres avec la Chine, en tant que voisins géographiques partageant une frontière commune. « Les Routes de la Soie sortent, en particulier, par le Kazakhstan, via la chaîne et plateau du Tian Shan, communs aux deux pays, via la province chinoise du Xinjiang. Deux des six corridors de la BRI (« New Eurasian Landbridge »,via le Kazakhstan et le « China, Central Asia, West Asia Corridor », via l’Ouzbékistan) traversent les pays d’Asie centrale. Pékin estime, ainsi que cette porte d’entrée lui donne un droit de regard sur la nature et la forme des flux le long de ces corridors » – nous rappelle le président de l’IPSE.
Ce sont, d’ailleurs, les agriculteurs des pays d’Asie Centrale qui sont parmi les plus grands gagnants de la guerre commerciale sino – américaine. Ainsi en 2018, le Kazakhstan a augmenté de 5% ses exportations de blé vers la Chine. « Le ministre de l’Agriculture de la République du Kazakhstan a déclaré que d’ici 2020, les exportations du blé vers la Chine seraient multipliées par trois par rapport à l’année 2016 ». – rapporte CA-Times. En mai 2018, Pékin a signé un accord sur les approvisionnements de soja en provenance du nord du Kazakhstan. Ce dernier souhaite également augmenter encore en Chine ses exportations de soja qui constituaitent auparavant le principal produit exporté des États-Unis vers la Chine.
En ce qui concerne le Tadjikistan, au cours de ces six dernières années, le volume des investissements chinois dans l’économie du pays a sensiblement augmenté, atteignant 500 millions dollars. Zarafshon, une entreprise minière aurifère avec 70% des actions détenues par la Chine, en est un des principaux acteurs. L’économie tadjik, en général, a connu une croissance de plus de 20% au cours des trois dernières années.
Au total, il y a environ 40 gisements d’or au Tadjikistan, dont les réserves totales sont estimées à 400 tonnes. Au premier trimestre de cette année, le Tadjikistan a vendu 1 tonne d’or. Cela lui a permis de prendre la troisième place dans le classement des plus gros exportateurs de ce métal précieux dans le monde selon le Conseil Mondial de l’Or.
Les pays proches de la Russie
Selon Emmanuel Dupuy, il y a cependant des pays d’Asie Centrale qui sont davantage liés à la Russie qu’à la Chine pour des raisons historiques et stratégiques : le Kirghizistan, le Turkmenistan et le Kazakhstan pour des raisons de dépendance énergétique, via les investissements de Gazprom et Lukoil – en ce qui concerne Achgabat – ou la présence debases russes, comme celle de Manas au Kirghizistan.
» Tous les pays d’Asie centrale, à l’exception notable de l’Ouzbékistan (pour cause de volonté de « non alignement ») et du Turkmenistan (eu égard à son statut de « neutralité ») appartiennent à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), crée par Moscou, en 2002. » précise E Dupuy
Par ailleurs sur le plan économique, l’Union économique eurasiatique (EAU), créée à Astana en 2014, rapproche et lie banques et entreprises russes et kazakhes. De plus, le premier président du Kazahkstan, Noursoultan Nazarbaïev a pris, en mai dernier, la direction de la Conseil économique eurasiatique.
Le Premier Forum économique de la mer Caspienne qui a eu lieu au mois d’août de cette année au Turkménistan avait pour objectif de revoir les perspectives sur la façon dont ces cinq États pourraient unir leurs forces afin de bénéficier au mieux des opportunités commerciales offertes par la mer Caspienne. Cette fois-ci, le Turkménistan ouvre un nouveau chapitre pour la coopération entre les pays de la mer Caspienne – Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Iran et Azerbaïdjan. La mer Caspienne est une région clé pour l’exportation de la Chine et de l’Asie du Sud-Est vers l’Europe, en plus des voies maritimes. Compte tenu des sanctions imposées par l’Union européenne à la Russie, depuis 2014, cette route commerciale alternative présente un grand potentiel et implique un important flux de marchandises dont les pays riverains – le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Iran et l’Azerbaïdjan pourront bénéficier grandement. E. Dupuy rappelle qu’« Il en va de même avec le projet du corridor dit du – Lapiz Lazuli – reliant l’Asie centrale, via le Caucase du Sud, à la mer Noire, depuis le Traité d’Achgabat en novembre 2016 »
Le Turkménistan compte d’importantes réserves en hydrocarbures constituées majoritairement de gaz (70,7%). Il dispose des 4ème réserves mondiales de gaz (9,3%) derrière l’Iran, la Russie et le Qatar (selon le rapport BP 2015). Les réserves de pétrole s’élèvent, quant à elles, à 6,3 milliards de tonnes et se situent principalement près des côtes de la mer Caspienne.
Les pays bénéficiant du double impact des « sanctionnes »
Enfin selon le président de l’IPSE, il y a des pays qui bénéficient d’une part de l’impact de la guerre commerciale avec la Chine, d’autre part de la politique de sanctions vis à vis de la Russie, entrées en vigueur en mars 2014. C’est le cas, en particulier, de l’Ouzbékistan, qui a su attirer les touristes et entreprises européennes, notamment celles lésées et empêchées de travailler avec Moscou.
Fortement taxées par la Chine lorsqu’elles proviennent des Etats-Unis, les importations en provenance des pays d’Asie centrale ne le sont pas autant et les procédures ont même été facilitées. C’est en partie ce qui explique l’arrivée de la Chine devenant la première destination des exportations de l’Ouzbékistan depuis le début de l’année 2019, remplaçant la Russie.
Fin 2018, l’Ouzbekistan avait signé avec la Chine des contrats d’une valeur de 20 milliards de dollars dans le cadre de nouveaux projets d’infrastructures. En parallèle, la Chine investit massivement dans l’économie ouzbèke, qui a, d’ailleurs, grand besoin de capitaux pour augmenter les quantités et surtout la qualité de ses productions, notamment dans son désir d’intégrer l’OMC, alors que son voisin, le Tadjikistan, l’a intégré en mars 2013, le Kazakhstan, en novembre 2015 et le Kirghizistan, dès décembre 1998, nous rappelle le directeur de l’IPSE.
L’Ouzbekistan a attiré, du reste, davantage d’investisseurs par compensation et surtout les entreprises ayant quitté Moscou ou les entreprises craignant d’être sanctionnées par les Etats -Unis à cause de leurs intérêts économiques communs avec Moscou.
Enfin, l’Ouzbékistan avec Samarcande, Khiva, Boukhara … et ses mosquées, mausolées et d’autres sites historiques qui jalonnent la route de la soie, l’ancienne route commerciale reliant la Chine et la Méditerranée, attire de plus en plus de touristes. Parmi les deux millions de touristes qui visitent annuellement l’Ouzbékistan, 10 000 sont français. Le côté culturel accompagne forcément ces mutations.
Quels sont les pays gagnants ?
Le Kazakstan et l’Ouzbekistan assurément mais la Turquie est en train de prendre une place de choix profitant de la communauté linguistique, ethnique et religieuse. D’ailleurs elle considère ses deux voisins comme son « Turkestan oriental ».
E.Dupuy invite également à ne pas oublier que l ‘ « l’Iran …a un marché alléchant de près de 84 millions d’habitants, malgré la réimposition des sanctions américaines en mai 2018 et leur durcissement en mai 2019. La récente visite du ministre des Affaires étrangères iranien, Mohamad Javad Zarif à Pékin, fin août, après son apparition surprise au G7 de Biarritz, a confirmé le solide partenariat économique scellé entre Pékin et Téhéran, en 2016, qui verra la Chine investir pour un montant de 280 milliards de dollars en Iran, dans les secteurs des hydrocarbures et de l’industrie pétrochimique ».
Les Etats-Unis ont certes décidé de sanctionner très durement l’industrie chinoise. Mais la Chine peut, de facto , s’appuyer sur ses partenaires de proximité. Derrière cette guerre commerciale de moins en moins larvée et de plus en plus ouverte, chaque camp fourbit ses armes et utilise ses arguments. Dans un espace qui a longtemps connu le « Grand jeu » (selon l’expression demeurée célèbre de Rudyard Kipling) des diplomates des empires russe et britannique, un nouvel affrontement géopolitique se déroule depuis 2001, mettant aux prises les intérêts à la fois économiques, culturels et stratégiques des trois seuls Etats capables de structurer autour d’eux un espace régional (Chine, Etats-Unis et Russie). Et l’Europe, où est-elle?
« L’on constate un nouvel engouement pour l’intégration régionale en Asie centrale. Il faut s’en féliciter, car cela témoigne d’une recherche d’identité stratégique autonome » , tient à rappeler Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE qui ajoute – « qu’à ce jeu- là, Pékin, en créant en 2001, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) regroupant non seulement les pays d’Asie centrale (à l’exception du Turkmenistan) mais également la Russie, l’Inde et le Pakistan est plus proche au sens géographique et géo-économique des intérêts des pays d’Asie centrale que Washington ne le sera jamais… ».
Vifs remerciements au président de l’IPSE pour sa brillante contribution.
Jamais les prédictions de l’Amiral Halford John Mackinder, un des pères de la géopolitique moderne, n’auront été aussi pertinentes. L’Asie centrale peut, bel et bien ,être le « coeur où bat le pouls du monde » !
Vusala Aliyeva
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