Conférence de Paris, janvier 1919. Les délégués d’Azerbaïdjan ne sont jamais rentrés au pays.

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par Vusala Aliyeva

Les délégués d’Azebaïdjan sont venus et ne sont plus repartis…

Arrivés à la Conférence de Paix à Paris, ils sont y restés « à vie » : histoire oubliée dans les archives de Paris, c’était il y a cent ans, dans quelques jours.

 Pascale Hadjibeyli Buchet, la belle-fille de la célèbre figure politique de l’histoire d’Azerbaïdjan, Djeyhoun Hadjibeyli, exilé en France, nous raconte à quel point la séparation avec leur pays a été douloureuse pour sa belle famille.

« Ils sont restés jusqu’à 1962 sans contact avec l’Azerbaïdjan. C’était très douloureux pour mon beau-père, Djeyhoun bey parce qu’il a été très proche de son frère ainé, Uzéyir. Il n y avait plus de communication entre les deux familles. La famille ne pouvait plus retourner à Bakou parce que l’Azerbaïdjan avait été envahi par l’Union Soviétique et Djeyhoun bey était complètement anti-soviétique. Il a élevé ses deux enfants en France. Djeyhoun junior était né a Bakou et est arrivé en France à deux ans et Timouchine, mon mari, est né à Nice. Ces enfants ont grandi en Ile-de-France, ils habitaient à l’époque à Saint – Cloud où les tombes des membres de la famille de Hadjibeyli se trouvent actuellement.»

Capture d_écran 2018-12-07 à 18.24.11La famille de Djeyhoun bey Hadjibeyli

Première République Démocratique Laïque dans l’Orient musulman

Selon Georges Mamoulia[1], chercheur associé au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC) de l’EHESS : « Les émergences des Etats dans le Caucase au début du XXème siècle doivent être comptées parmi les mésaventures de grand intérêt de l’histoire du Monde; dès lors, ils ont acquis leurs premières expériences étatiques ».

Le 28 mai 1918, la première République Azerbaïdjanaise indépendante est proclamée. Dès le lendemain, elle a mis en place une série de mesures juridiques afin d’emprunter des valeurs européennes et de rendre cette république la plus laïque et démocratique possible : la création du parlement national, la reconnaissance du droit de vote aux femmes etc.

[1]Historien, politologue, conseiller du président Chevardnadzé pour les affaires internationales (1992-1995) et ancien diplomate

L’inauguration solennelle du Parlement azerbaïdjanais a eu lieu dans le bâtiment de l’ancienne école de filles de Hadji Zeynalabdin Tagiyev, le 7 décembre 1918. Il a été décidé que toutes les nationalités résidant en Azerbaïdjan devraient être représentées au parlement. Ainsi composé de 120 membres, s’y trouvaient 80 représentants de la communauté musulmane, 21 arméniens, 10 russes, ainsi que 10 représentants du conseil national russe, un de l’organisation nationale allemande, un pour le conseil national juif, un pour le comité géorgien, un pour le comité polonais etc.

La délégation azerbaïdjanaise à Paris pour » faire reconnaître » le nouvel Etat.

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Selon George Mamoulia: « La reconnaissance de l’indépendance des Etats du Caucase était envisageable seulement dans le cadre de la Conférence de Paix à Paris. »

Ouverte le 18 janvier 1919, la conférence de Paris et de Versailles clôture ses travaux le 21 janvier 1920 avant de se transformer en une conférence d’ambassadeurs installée à Paris. Le programme de cette conférence est le plus vaste jamais connu jusque -là. Tout est à reconstruire : les frontières européennes sont à redessiner, les circuits économiques et commerciaux à recréer. L’instabilité politique découlant de la révolution bolchevique a également été au coeur des préoccupations.

Les pays occidentaux ont adhéré à l’idée qu’indépendamment de l’arrivée au pouvoir des bolchéviks ou des menchéviks, les Russes tenteront à tout prix de garder le Caucase dans leur zone d’influence. La délégation azerbaïdjanaise qui est venue à Paris pour obtenir la reconnaissance internationale de la jeune république a réussi à se poser à Paris seulement en mai 1919, après avoir franchi les entraves pour obtenir l’autorisation pour l’entrée en France. Présidée par le président du parlement A. M.Toptchibachi, la délégation était composée de célèbres personnalités politiques et de grands intellectuels du pays.*

 

Les archives de Paris, enfin…

Quand un média azerbaïdjanais m’avait sollicitée pour un article documenté sur la participation de la délégation azerbaïdjanaise à la Conférence de Paix à Paris en 1919, j’ai débuté mes recherches à la bibliothèque « Sainte Geneviève » et les ai achevées au Centre Pompidou, désespérée et épuisée après des journées entières consacrées à la lecture des livres sur la fameuse Conférence de Paix. Ces livres et documents restent silencieux sur la participation de la délégation azerbaïdjanaise à l’évènement. La rencontre avec Georges Mamoulia lors d’une conférence consacrée au centième anniversaire de la République Démocratique d’Azerbaïdjan, m’a permis de comprendre que je prenais la lune avec mes dents. Il m’a orienté vers d’autres sources…vers les archives de Paris celle du ministère concerné.

Les archives du Quai d’Orsay avaient pris soin de conserver une série de documents, produits par la délégation azerbaïdjanaise aussi bien lors de sa participation au Congrès de Paris (mai 1919-janvier 1920), qu’après l’occupation de la République Démocratique d’Azerbaïdjan le 27 avril 1920. Ils relatent, dans une large mesure, les efforts menés par les représentants d’Etat en vue d’obtenir des puissances occidentales un consentement nécessaire pour la reconnaissance de facto et de jure de la République Démocratique d’Azerbaïdjan, pour rejoindre le concert des nations, afin d’y devenir un membre à part entière.

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Les archives de Ali Mardan bey Toptchibachi se trouvent à Paris, dans la Bibliothèque du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Elles documentent les trois périodes de la vie du diplomate. La première, s’étendant de la fin du XIXème siècle jusqu’en 1918, concerne ses activités quand il était député de la première Douma d’État de l’Empire russe et rédacteur-en-chef du journal « Kaspi ». La deuxième période offre des documents, comme des lettres officielles, des échanges entre les membres de la délégation avec les diplomates et les hommes politiques célèbres de l’époque. Enfin, la troisième s’étend de l’occupation de l’Azerbaïdjan par les bolcheviques (28 avril 1920) jusqu’à la mort de A. M. Toptchibachi en 1934 et contient les documents qui témoignent de l’activité de A. M. Toptchibachi en tant que coordinateur des immigrations azerbaïdjanaises et les liens qu’il tissait avec les organisations de l’immigration.

 

Hotel Claridge, témoignage de l’histoire de la résistance intellectuelle

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Aujourd’hui reconnu en tant que monument historique car, de nombreuses personnalités ont séjourné au Claridge, 7 avenue des Champs-Elysées Paris, comme Marlène Dietrich, Édith Piaf, Jean Gabin,et ont mis en place une vraie résistance intellectuelle, à l’époque de la guerre. Construit en 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, l’hôtel n’est pas encore ouvert qu’il est réquisitionné par le Ministère de l’Armement pour toute la durée du conflit. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’hôtel est à nouveau réquisitionné par l’Armée française d’abord puis la Wehrmacht allemande. Arrivée à Paris en mai 1919, la délégation azerbaïdjanaise y a séjourné pour mener un vrai combat intellectuel pour la reconnaissance de l’indépendance de la République Démocratique d’Azerbaïdjan, au travers de nombreuses rencontres, d’échanges avec des hommes politiques occidentaux etc.

Lotfi Melyani, directeur du Claridge, nous a raconté que tout en modernisant sa décoration, le bâtiment a conservé son histoire. Selon lui « La présence de la délégation azerbaïdjanaise arrivée en France pour participer à la Conférence de la Paix à Paris pour faire reconnaitre le nouvel État musulman laïc, le premier dans l’histoire du monde, a joué un rôle dans la reconnaissance du bâtiment en tant que monument historique de la France. »

Reconnaissance de facto de l’indépendance de la République Démocratique d’Azerbaïdjan

Lors de la rencontre avec la délégation azerbaïdjanaise le 28 mai 1919, le président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, s’est montré assez résolu : la reconnaissance de l’Azerbaïdjan ne pourra pas apparaitre à l’agenda jusqu’à ce que la question de la Russie ne soit résolue. Bolcheviks ou  Menchéviks ?

La principale difficulté de la délégation lors de la Conférence de Paix, a été liée au caractère ambigu de la position des grandes puissances à l’idée de l’indépendance de l’Azerbaïdjan.

Selon Georges Mamoulia : « Au-delà des grandes puissances, même au sein des Etats, les positions divergeaient quant à la reconnaissance de l’indépendance de l’Azerbaïdjan et de la Georgie. Dans le gouvernement britannique, c’était Winston Churchill qui se montrait hostile à cette idée. Sa politique a été focalisée sur le cas des bolchéviks car il les considérait comme une menace pour les Anglais. Quant à la position de la France, qui soutenait à tout prix les menchéviks à cause de ses pertes considérables lors de la première guerre mondiale, elle avait pour but de contribuer à l’émergence d’une grande puissance russe à la frontière de l’Allemagne. La délégation azerbaïdjanaise s’était confrontée à plus de problèmes que la délégation géorgienne du fait que les pays occidentaux avait tendance à faire un amalgame entre l’Azerbaïdjan, qui était un pays musulman, et l’Empire Ottoman

Avec le changement de la situation en Russie en faveur des bolcheviks, au commencement de 1920, la question de l’influence russe dans les régions du Caucase a été réactualisée. L’année 1920 commence pour la République azerbaïdjanaise et pour tout le peuple azerbaïdjanais avec un événement significatif. Le 11 janvier, l’Union Suprême des grandes puissances prend unanimement la décision de reconnaitre de facto l’indépendance de l’Azerbaïdjan.

D’après les documents conservés dans les archives de Paris, le mérite considérable revient à la délégation azerbaïdjanaise qui a réussi, par son travail assidu dans des rencontres, des lettres officielles dans des conditions extrêmement complexes dues à la relation sceptique des États occidentaux, à changer cette position et obtenir la reconnaissance internationale. L’indépendance de facto de la République Démocratique d’Azerbaïdjan a été reconnue tout de suite après la rencontre de A. M. Toptchibachi avec les membres du Conseil Suprême des Alliés de la Première Guerre mondiale, en présence de Georges Clemenceau, Lord Georges, le 10 janvier 1920.

L’immigration azerbaïdjanaise : « mort pour la France »

Deux raisons ont empêché les membres de la délégation azerbaïdjanaise de retourner en Azerbaïdjan soviétique: la persécution qu’ils auraient subie à leur retour et la grande volonté d’achever le travail entamé. Ils ont lutté jusqu’à leur dernier souffle pour faire reconnaitre l’indépendance de l’Azerbaïdjan.

Parmi eux, il y avait Djeyhoun bey Hadjibeyli (1891-1962), le conseiller de la délégation, qui a composé le premier opéra azerbaïdjanais “Leyli et Medjnoun”, le premier dans l’Orient musulman, avec Uzeyir Hadjibeyli (1885-1948), son frère ainé. Diplômé de la Sorbonne et de l’École des Sciences politiques de Paris (1910-1915), il était écrivain, journaliste et musicologue. Il a élevé ses deux enfants en France dont Djeyhun junior qui était né a Bakou et est arrivé en France à deux ans et Timouchine, Hadjibeyli, son fils cadet, né en France.

« Quand ses enfants arrivèrent à la majorité, il fallait qu’ils choisissent la nationalité française, ce qu’ils ont fait. Par la suite, lors de la deuxième guerre mondiale, leur père leur a laissé le choix de se mobiliser ou non. Ses enfants ont décidé de combattre pour la France » nous raconte Pascale Hadjibeyli Buchet. Malheureusement, le 19 Juin 1940, Djeyhun junior a été tué au combat. Il était officier à l’époque. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Timouchine a aussi participé à la résistance française.

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La stèle à Assas.

« Cela a évidemment été une grande souffrance, une grande douleur pour la famille.. Mais, en plus, compte tenu de leur situation d’immigrés, il était encore plus difficile de vivre cette situation, puisque la famille était très soudée. Pour mon mari, c’était une grande perte. Il était très proche de son frère ainé en âge. C’était la première fois qu’ils se sont trouvés séparés. Puisque Timouchine n’était pas officier, ils n’ont pas fait la guerre au même endroit. » nous confie Pascale Hadjibeyli.

Aujourd’hui il y a une stèle commémorative, qui se trouve à la faculté de droit de l’Université Panthéon-Assas pour les étudiants morts pour la France et le nom de Djeyhun Hadjibeyli est inscrit sur ce monument.

Ils font partie de l’histoire de la France

Djeyhun bey, sa femme Zahra Hadjigassimova et ses deux fils sont enterrés dans le cimetière de la ville de Saint-Cloud. Chef de la délégation azerbaïdjanaise, le Président du Parlement de la première République d’Azerbaïdjan A.M. Topchibachi, ainsi que d’autres membres de la délégation y reposent aussi.

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« Saint Cloud est une ville particulière parce dans l’histoire de notre commune, il y a des hommes forts, puissants même, qui ont pris des engagements, au risque de leur vie parfois, qui ont fait l’histoire de la France. Les hommes politiques azerbaïdjanais qui reposent dans le cimetière de Saint – Cloud en font partie », ces propos ont été avancés par Éric Berdoati, le maire de la ville de Saint-Cloud lors de la commémoration de ces fondateurs à l’occasion de la centenaire de la République Démocratique d’Azerbaïdjan, en mai 2018.

Tous les ans, le 11 novembre, les morts pour la France sont honorés : il y a les anciens combattants qui viennent sur toutes les tombes des soldat combattants pour la France, y déposer le drapeau français ainsi qu’une fleur symbolique ; la tombe de Djeyhoun, junior en fait partie.

En 1931, à cause de difficultés financières, le chef de la délégation azerbaïdjanaise A. M. Toptchibachi et sa famille ont été expulsés de leur logement par décision judiciaire. Lors de l’expulsion, A. M. Toptchibachi s’est retrouvé séparé de ses documents ; il a dû se battre pour récupérer son trésor qui fait partie des archives de Paris, de nos jours.

Les petits-enfants, les arrière-petits-enfants de la délégation azerbaïdjanaise sont nés en France. Timouchine, le fils cadet de Djeyhoun bey Hadjibeyli est décédé en 1993 à l’âge de 72 ans. Pascale Hadjibeyli Buchet, l’épouse de Timouchine Hadjibeyli, nous confie:

« Pour moi c’est un enrichissement d’avoir une double culture même une triple culture pour certains. Au premier regard, Timoutchine était un français, il parlait parfaitement français, il connaissait très bien la culture française, bref il semblait un Français comme les autres. Je pense que Timouchine avait ce mélange exceptionnel du tempérament azéri, je dirai oriental mélangé avec du français. Il n’avait pas ce côté esprit de classe des Français, l’élitisme français, il avait une intelligence du coeur. Il ne jugeait pas les gens sur leur diplôme, sur leur position sociale, sur leurs revenus financiers, il jugeait les gens pour ce qu’ils étaient. Même si au début de la rencontre tu le prenais comme un français peu à peu tu voyais les influences de ses racines orientales.. »

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 * comme : M.H.Hadjinsk (le vice-président)*, A. Sheykhuslamov, A. Ağaoğlu, M. Meherremov, L.Mirmehtiyev, D. Hadjibeyli, A. Husseynazdé; V.Marchevsky, S.Melikov, Alekper bey Toptchibachi (secrétaires), A.Gafarov (interprète en français), G Gafarova (interprète en anglais), X. Mammedov (interprète en français et en turque), Rashid bey Toptchibachi (secrétaire).

 

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